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Quel avenir pour le chant grégorien en paroisse ?

Le texte reproduit ici est extrait du Bulletin de Laudem no. 21, printemps-été 2000, publié par l'Association des organistes liturgiques du Canada.

En guise d'introduction au colloque "Chant grégorien et liturgie paroissiale : un mariage possible ?" qui aura lieu dans le cadre de la Grande Journée d'étude LAUDEM 2000, Jean-Pierre Noiseux, directeur de la Schola Saint-Grégoire (Montréal), met ici en lumière les principaux éléments qui situent la problématique du sujet sur lequel réfléchiront, réunis en table ronde, Mme Marie-Josée Poiré (Québec), théologienne et liturgiste, MM Michel Corsi (France), audiopsychophonologue, Jean-Claude Crivelli, c.r. (Suisse), directeur du Centre romand de pastorale liturgique, et Serge Simard (Québec), professeur à la Faculté des Sciences religieuses de l'Université du Québec à Chicoutimi.

Les voeux

Si les textes officiels sur la musique liturgique [1] ont beaucoup insisté, depuis le Concile Vatican II, sur l'introduction de chants liturgiques en langue vivante, ils ont également exprimé clairement le voeu de conserver le répertoire traditionnel et, au premier chef, le chant grégorien. Ce voeu de conservation fut d'abord énoncé de façon générale dans les Actes du Concile Vatican II (1963) : "Le trésor de la musique sacrée sera conservé et cultivé avec la plus grande sollicitude".[2]

Bientôt, dans ses Directives sur la musique sacrée (1964), l'Épiscopat canadien abordera la question de manière plus explicite : "Le chant grégorien authentique est un patrimoine à conserver et à utiliser. [...] Même lorsqu'un répertoire valable en langue vivante aura été constitué, les chefs-d'oeuvre traditionnels resteront un trésor inestimable et serviront encore dans les célébrations liturgiques".[3] Toujours en 1964, l'Épiscopat français émettait ses propres Directives sur la musique sacrée. Il s'y disait conscient qu'il fallait "maintenir le patrimoine et le "trésor de la musique sacrée" constitués par le chant grégorien et la polyphonie qui, utilisés judicieusement, favorisent la prière et la participation des fidèles".[4]

L'Instruction pontificale Musicam Sacram de 1967, en plus de reprendre ce qui avait déjà été énoncé sur le chant grégorien, précise que : "En tenant compte des conditions locales, de l'avantage pastoral des fidèles et du génie de chaque langue, les pasteurs d'âmes jugeront si les pièces du répertoire de musique sacrée composées dans le passé pour des textes latins, en plus de leur emploi dans les actions liturgiques célébrées en latin, peuvent sans inconvénient être utilisées également dans celles qui se font dans la langue du pays. Rien n'empêche en effet que, dans une même célébration, certaines pièces soient chantées dans une langue différente".[5]

Plus tard, on trouve au chapitre II de la Présentation générale du Missel romain (1978) la remarque suivante qui s'appuie sur des textes antérieurs : "[...] comme les réunions entre fidèles de diverses nations deviennent de plus en plus fréquentes, il est bon que ces fidèles sachent chanter ensemble, en latin, sur des mélodies faciles, au moins quelques parties de l'Ordinaire de la messe, mais surtout la Profession de foi et l'Oraison dominicale (Const. lit., art. 54 ; Instr. Inter Œcumenici, no 59 ; Instr. Musicam sacram, no 47 ; Ordo cantus Missae, 1972)".

Il apparaît, à travers ces quelques citations, que l'on a bel et bien souhaité la préservation du chant grégorien dans la liturgie. Plus on avance dans le temps, plus on semble restreindre l'objet de cette préservation au seul Ordinaire de la messe. C'est la situation qui semblait prévaloir en 1996 si l'on en juge par les suggestions de répertoire grégorien contenues dans les Notes pastorales de l'Ordo à l'usage du Canada francophone.[6] L'emphase qu'on a voulu mettre, dans l'application des réformes, sur la participation des fidèles au chant liturgique n'est certes pas étrangère à cet état de fait. D'ailleurs, l'expérience le montre, à chaque fois qu'il est question d'inclure des chants grégoriens dans une messe, on pense tout de suite à l'Ordinaire. Or, ne conserver dans l'usage liturgique que les pièces de l'Ordinaire, quelques hymnes et antiennes comme le Veni Creator ou le Salve Regina, est-ce bien conserver et cultiver le chant grégorien avec la plus grande sollicitude ? N'oublie-t-on pas ainsi que sa véritable richesse réside surtout dans les pièces du Propre de la messe (Introït, Offertoire, Communion, Graduel, Verset alléluiatique ou Trait) ?

Les outils

Pourtant, en promulguant de nouvelles éditions des livres de chant grégorien, le Saint-Siège a fourni les outils nécessaires à la conservation de ce "trésor d'une valeur inestimable".[7]

Ce sera d'abord, en 1967, la publication par la Libreria Editrice Vaticana du Graduale simplex, in usum minorum ecclesiarum qui répond au voeu exprimé à l'article 117 de la Constitution sur la Sainte Liturgie (1963).[8] Ce livre, tout en offrant des antiennes d'introït, d'offertoire et de communion plus faciles à chanter, réintroduisait avec bonheur la très ancienne pratique du Psaume responsorial et instaurait celle du Psaume alléluiatique, deux formes dans lesquelles il revient aux fidèles de chanter une courte réponse facile à mémoriser. Réimprimé en 1968, le Graduale simplex a fait l'objet d'une nouvelle édition en 1975, elle-même réimprimée en 1988. Viendra ensuite la parution du nouveau Graduale Romanum (Solesmes, 1974) dans lequel le répertoire grégorien traditionnel se trouve redistribué selon la nouvelle structure de l'année liturgique et la nouvelle ordonnance du Lectionnaire de la messe. C'est également en 1974 que sera publié le petit recueil Jubilate Deo qui contient quelques chants de l'Ordinaire de la messe ainsi que les principaux chants dialogués entre le Président et les fidèles. Une nouvelle édition de ce recueil, considérablement augmentée, a été promulguée par la Congrégation pour le culte divin le 22 novembre 1986. Enfin, l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes publia, en 1985, son Missel grégorien qui donne les chants pour tous les dimanches et pour les principales fêtes de l'année, incluant une traduction française des textes latins. Toutes les pièces qu'il contient sont extraites du Graduale Romanum de 1974.

État de conservation

D'aucuns sursauteraient si l'on affirmait que le chant grégorien s'est bien conservé. Mais le fait est qu'il est probablement en bien meilleur état, musicalement parlant, qu'il ne l'était avant le Concile Vatican II. La différence, c'est que le lieu de sa conservation n'est plus le même. On n'entend pour ainsi dire plus de chant grégorien dans nos églises paroissiales ; à peine chante-t-on à l'occasion un Gloria, un Credo ou un Pater dans les églises cathédrales ; enfin, quelques monastères bénédictins, de moins en moins nombreux, en font toujours le véhicule de leur prière quotidienne et attirent dans leurs églises abbatiales, en bonne partie à cause de leurs chants, un nombre impressionnant de fidèles. Mentionnons qu'il existe actuellement un certain nombre de mouvements de préservation du chant grégorien dont l'action s'appuie sur un fâcheux esprit passéiste, lequel se situe à des lieues de celui qui anime la plupart de ceux qui, religieux ou laïcs, oeuvrent à sa conservation. Reste que l'on entend actuellement beaucoup de chant grégorien soigneusement exécuté par des choeurs venus des quatre coins du monde, y compris de Corée ; mais on l'entend dans son auto, dans son salon, voire même dans les cafés, en faisant du jogging ou du vélo... On écoute des disques enregistrés par des moines, des moniales ou par des chanteurs professionnels pour les vertus apaisantes, bien réelles d'ailleurs, du chant grégorien. Le chant grégorien est presque devenu uniquement une musique d'ambiance.

C'est là où le bât blesse car, de "chant propre de la liturgie romaine",[9] il est devenu un chant bon à tout donc, propre à rien ; de "chant sacré lié aux paroles"[10] (et quel lien, puisque, pour reprendre le titre d'une bande vidéo produite à Solesmes, le grégorien c'est "la Parole qui chante") il est devenu chant profane sans égard à la Parole qu'il porte.

Questions

Passant outre la peur souvent exprimée d'être taxés d'intégrisme (terme ambivalent s'il en est), nous sommes en droit de nous demander pourquoi l'Église catholique (et en particulier l'Épiscopat et le clergé francophone), a-t-elle montré si peu de vigueur dans ses efforts de préservation d'un chant liturgique qui lui appartient comme nul autre et dont personne n'oserait contester la beauté, la grandeur et la sainteté. Serait-il devenu impossible, dans nos paroisses, de marier liturgie et chant grégorien ? Le chant grégorien serait-il inchantable par une assemblée ? Sa langue, son langage musical, sa fonction, feraient-ils obstacle à son utilisation ? Le chant grégorien serait-il un outil pastoral moins efficace, moins pertinent, moins convenable que les autres types de chants liturgiques actuellement en usage ? S'il importe que le chant grégorien soit préservé dans la liturgie romaine, comment, de quelle manière et dans quelle mesure cela pourrait se faire en milieu paroissial ?

Ce sont là quelques questions auxquelles il faudrait répondre si l'on souhaite réaliser plus pleinement les voeux exprimés par les Pères du Concile, ne pouvant nous résigner à voir l'Église perdre définitivement son chant grégorien, l'une de ses plus belles voies vers l'expérience du sacré.

Jean-Pierre Noiseux



1 Cf. Bulletin de LAUDEM, No 2 hors-série, 1997 (Guide de l'organiste liturgique, Document no 2 ).
2 Constitution de Sacra Liturgia (Sacrosanctum Concilium), Chap. VI, art. 114.
3 Directive no 6.
4 Directive no 2. Cette directive a été reprise dans la "Note pastorale de la commission épiscopale de liturgie de France sur le chant et la musique dans la célébration de la messe" (1964).
5 Instruction no 51.
6 Extraits publiés dans Bulletin de LAUDEM, No 2 hors-série, 1997 (Guide de l'organiste liturgique, Document no 2), p. 44-47.
7 Constitution de Sacra Liturgia (Sacrosanctum Concilium), Chap. VI, art. 112.
8 « [...] Il convient aussi que l'on se procure une édition contenant des mélodies plus simples à l'usage des petites églises».
9 Constitution de Sacra Liturgia (Sacrosanctum Concilium), Chap. VI, art. 116.
10 Ibid., art. 112.